L'ARGENT ET LA VIE SPIRITUELLE

par ALEXANDER RUPERTI

(Dieulefit - août 1985)

 

Quand ils commencent à se consacrer à ce qu'ils appellent "la vie spirituelle", beaucoup de gens semblent avoir des problèmes dans leur rapport à l'argent. L'argent devient, pour eux, quelque chose de sale, un symbole de matérialisme. S'ils veulent par la suite utiliser leurs connaissances en matière ésotérique pour "aider" autrui, ils croient devoir offrir leurs services gratuitement ou pour une somme d'argent si minime qu'elle ne suffirait jamais à garantir la continuité de leurs services.

Il y a quelque chose de fondamentalement faux dans cette attitude envers l'argent.Il ne faut pas voir l'argent comme quelque chose de sale, mais comme une énergie qu'on peut utiliser bien ou mal. Une personne pauvre n'est pas, de ce fait, plus spirituelle qu'une personne riche.  Quand on dit, dans la Bible, qu'il faut renoncer à ses possessions, cela ne veut pas dire qu'il faut s'en débarrasser, mais plutôt qu'il ne faut pas y être personnellement attaché.

L'argent est utilisé de différentes manières et à des fins diverses dans le monde ; ce qui importe ce sont la manière et la fin. C'est une énergie économique qui doit pouvoir circuler, sans entraves, entre toutes les parties d'un tout.  Les critiques sur l'argent sont justement dues à la mauvaise circulation de l'énergie qu'il représente, de sorte qu'en certains endroits il y a congestion (trop d'argent) et en d'autres, pénurie (pas assez d'argent). Il y a aussi des problèmes parce qu'on consacre trop d'énergie (d'argent) à certaines choses et pas assez à d'autres qui devraient être considérées comme plus importantes.

Chaque unité de monnaie (franc, dollar, chèque), dépensée pour libérer l'homme d'une manière ou d'une autre pour une vie plus large, n'est de ce fait plus libre pour être utilisée à des fins matérialistes.  La circulation de l'énergie argent s'effectue ainsi, petit à petit, toujours plus selon les besoins spirituels de la race humaine.

Essayons d'analyser ce complexe-argent, d'interpréter les faits sans parti pris et ainsi de corriger nos attitudes erronées, nos réactions quelquefois excessives et injustifiées. Cette analyse est nécessaire pour dissiper un peu l'intense fascination qu’exerce l'argent sur nous et pour éviter aussi les erreurs de jugement et d'action qui peuvent avoir des conséquences sérieuses et constituer des obstacles réels à notre véritable progrès spirituel.

Comme je l'ai dit plus haut, l'aspect principal et le plus général du complexe-argent réside dans l'attachement. Pour nous libérer de cet attachement, il nous faut en chercher les causes les racines. Ces racines se trouvent dans quelques-uns de nos instincts et émotions les plus fondamentaux. L'intensité de notre attachement à l'argent vient de l'instinct d'auto conservation avec son corollaire, la recherche de sécurité - d'où l'avidité et la peur. Mais, depuis que l'argent est devenu un moyen d'atteindre le prestige social et d’acquérir un véritable pouvoir social, il faut ajouter comme autre racine du complexe-argent, l'instinct d'auto affirmation, le désir de pouvoir, qui se manifeste sous forme d'orgueil et d'ambition. On pourrait ajouter d'autres causes, mais celles que nous avons énumérées sont, je crois les plus directes.

C'est seulement quand nous sommes suffisamment évolués pour vouloir vivre selon des principes éthiques ou spirituels, que nous nous rendons vraiment compte des suites fâcheuses - crimes individuels et collectifs de toutes sortes, prostitutions physiques et morales, etc. - de l'avidité, de la cupidité et de l'attachement à l'argent.

En réaction immédiate, spontanée, souvent irraisonnée et plus ou moins inconsciente, au fait de réaliser cela, on se met à condamner l'argent, attitude souvent accompagnée d'un sentiment de culpabilité personnelle à son propos.  Psychologiquement, il y a souvent une polarisation de tendances entre notre personne consciente et ses parties inconscientes. Cela conduit aux attitudes contradictoires suivantes :

 

1.L'appréciation consciente et le désir d'argent, en même temps qu'un complexe de culpabilité à son sujet.

2. La condamnation consciente de l'argent et le désir inconscient ou réprimé d'en avoir.

3.Une ambivalence plus ou moins consciente et une oscillation consécutive entre les deux tendances.

 

Toutes ces attitudes contrastantes produisent une lutte intérieure et un sentiment de confusion et d'incertitude.  Souvent une polarisation excessive conduit à des sur-compensations extrêmes, avec des conséquences fâcheuses : par exemple, le complexe inconscient de culpabilité est la cause de nombreux insuccès dans l'effort de gagner ou de conserver de l'argent.

Je ne veux pas faire une étude exhaustive de ce sujet ; mais, étant donnée l'incapacité, démontrée par certains étudiants ou stagiaires en astrologie humaniste, d'avoir une attitude saine vis-à-vis de l'argent, je vais parler de l'illusion particulière que produit le complexe-argent chez l'aspirant spirituel.

Les néophytes - qui se croient souvent très avancés - considèrent la plupart du temps la vie spirituelle et l'argent comme deux choses tout à fait séparées n'ayant rien de commun. Ils protestent vivement quand on essaie de lier les deux choses : par exemple, l'appel à une aide financière pour pouvoir continuer un travail spirituel ou pour permettre quelque service spirituel (faire un thème astrologique, au niveau humaniste). Quelquefois on proteste ouvertement, mais la protestation est plus souvent indirecte, sous forme de méfiance quant aux motivations ou de critiques vis-à-vis de plans et de la politique.

Il n'est pas difficile de comprendre comment agit le complexe-argent dans de tels cas. L'attachement à l'argent tend à faire ressortir toutes sortes de pseudo-raisons pour justifier, à soi-même et aux autres, le refus de rétribuer un travail ou un service.

D'autre part, la condamnation, consciente ou inconsciente, de l'argent tend à ancrer l'idée que la vie spirituelle ou un travail spirituel n'a rien à faire avec l'argent.  Il faut, paraît-il, vivre de manière idéaliste, à un niveau supérieur, et éviter à tout prix la contamination de l'argent.  Il est évident que l'existence de mouvements soi-disant spirituels qui utilisent des promesses ou autres pressions pour extorquer de l'argent, peut valider cette condamnation.

Dans tous les cas il y a ignorance du fait que l'argent n'est en soi ni propre ni sale; il n'est qu'un moyen commode de faciliter les échanges toujours plus variés et à une échelle toujours plus vaste entre les hommes.  Il est nécessaire aux besoins de la vie contemporaine dans laquelle il est devenu un symbole de biens matériels.  En tant que tel, l'argent ne mérite ni l'attachement ni la condamnation dont il est devenu l'objet. C'est nous qui projetons sur le symbole ce qui est en nous-mêmes. Ce n'est qu'en nous qu'on peut trouver la vérité et l'erreur, le bien et le mal. Au lieu de condamner l'argent, il faut condamner l'emploi que nous en faisons.

Spirituellement donc, la première chose à faire est de ne plus attribuer à l'argent une valeur excessive, de nous libérer de la fascination, positive ou négative, qui en émane, de le regarder objectivement, tel qu'il est : un symbole utile, une invention pratique.

Ce faisant, nous pouvons en même temps trouver éventuellement une solution à un problème encore plus fondamental : celui de la bonne attitude envers tous les biens matériels, toutes les possessions terrestres. Ces biens ne sont pas mauvais en eux-mêmes ; spirituellement, il faut les considérer comme faisant aussi partie de la manifestation divine.  Leur signification pour nous, leurs effets bons ou mauvais sur nous sont dus à notre attitude intérieure envers eux et à l'emploi que nous en faisons ou pouvons en faire, librement et consciemment.

Nous pouvons maintenant comprendre que le manque de possessions matérielles ne résout en aucune manière le problème du détachement et de la libération.  Sans parler de toutes les difficultés et limitations qui découlent d'un manque d'argent et de possessions dans notre monde moderne, toute personne qui, n’ayant aucune possession, en désire, est malheureuse d'en manquer ou envie ceux qui possèdent, n'y est pas moins attachée que les autres ; elle est psychologiquement esclave des possessions. Par contre, l'homme riche qui est intérieurement détaché de son argent et n'a ni désir ni peur à ce sujet, est réellement un homme spirituellement libre.

Toutefois, même ce détachement intérieur, difficile à atteindre, ne constitue pas la solution complète au problème de l'argent.  Il résout le problème individuel, met l'homme en paix avec sa conscience. Mais nous ne vivons pas chacun dans le vide ; nous sommes tous liés aux autres par des liens de famille, de groupe, moralement ou pratiquement, et nous ne pouvons ignorer ces liens.  Voilà pourquoi à ce détachement intérieur il faut ajouter le bon emploi de ce que nous possédons et gagnons.

Ce bon emploi ne peut être déterminé qu'en ayant une conception spirituelle claire de la Vie Une dont nous sommes tous une expression.  Essentiellement, personne ne peut revendiquer la possession exclusive, inconditionnelle de quoi que ce soit.  Notre véritable position, telle que Jésus la définit dans la parabole des talents, est celle d'administrateur de toutes nos soi-disant possessions ; nous en sommes responsables, en tant qu'intendants, envers le seul et unique Maître.Le problème pratique et spirituel réside donc dans l'emploi juste et éclairé des possessions et de l'argent, pour le bien de tous - y compris nous-mêmes - mais sans droit spécial ni position privilégiée. C'est cette bonne utilisation qui est le véritable sens du mot service.

Nous avons déjà vu que l'argent est une expression matérialisée ou condensée d'énergie divine ; c'est un genre de prana social, en essence bon et pur. Mais, au cours de leur emploi, l'argent et d'autres possessions matérielles sont pollués par les mauvaises passions, les bas désirs, les soucis et les peurs, l'attachement égoïste de tous ceux qui les possèdent temporairement.

Ce lien n'est pas simplement de nature symbolique ou psychologique ; c'est un fait occulte véritable. Des forces psychiques néfastes, réelles, se forment, s'accumulent et s'attachent à l'argent et aux possessions. On en a un exemple concret et dramatique avec les influences sinistres qui émanent de certains bijoux célèbres ; mais c'est aussi le cas pour toutes sortes de possessions matérielles.  Et c'est là une des causes majeures de tous les ennuis, de toutes les luttes individuelles et collectives, de la distribution injuste des biens et de l'argent en particulier.  Puisque la cause est subjective, psychique, la véritable solution ne peut être que subjective, psychologique, spirituelle.

Aurobindo a également souligné l'erreur qui consiste à croire que, pour vivre spirituellement, il faut renoncer aux possessions et proclamer sa pauvreté.  Pour lui aussi, l'argent est le signe visible d'une force universelle et est indispensable à la plénitude de la vie extérieure.  Selon lui, l'argent, dans son origine et dans sa véritable action, appartient au Divin. Y renoncer, c'est le laisser entre les mains de forces hostiles qui en pervertissent l'emploi. Il faut être libre du complexe-argent, sans restriction ascétique ; il faut vouloir l'utiliser de manière constructive, sans nuire à personne. Toute inquiétude sur l'argent et son emploi, toute réclamation, toute parcimonie est un signe sûr d'esclavage. Il faut pouvoir vivre pauvrement ou richement sans que cet état matériel nuise à notre vie spirituelle.

L'argent a été souillé par le mauvais emploi que l'homme en a fait, à grande échelle.  On dirait presque que les conditions mondiales actuelles conspirent pour faire de l'argent une nécessité autant dans le domaine spirituel que dans les autres, pour qu'on puisse peu à peu spiritualiser l'argent par son emploi dans des buts plus nobles. Tous ceux qui utilisent l'argent à des fins spirituelles nettoient cette énergie de sa souillure passée. Il faut utiliser l'argent non seulement pour ses besoins personnels et familiaux, mais aussi pour les besoins du plus grand tout.  Il faut que l'énergie-argent circule de manière équitable, car il est le sang vital qui nourrit le plan physique.

Jésus a dit qu'il faut réaliser le Royaume des Cieux sur la terre ; et il y a aujourd'hui un accent accrû sur l'effort de rendre la spiritualité pratique et efficace dans la vie de tous les jours.  Cette manifestation de spiritualité nécessite évidemment des moyens matériels. Même au Moyen-Age, il fallait beaucoup d'argent pour construire les cathédrales.  Et, bien que l'Ordre de Saint François doive renoncer aux possessions et à l'argent, il s'est rendu compte de l'impossibilité de continuer sa mission sans moyens matériels. Aujourd'hui, l'Ordre se sert de l'argent pour que ses membres puissent voyager et utiliser les instruments modernes de notre civilisation.  Il n'y a pas trahison du mariage mystique de Saint François avec Dame Pauvreté tant que l'Ordre maintient la bonne attitude intérieure : il peut manier l'argent s'il le fait librement et avec détachement.  Chacun de nous est confronté à la même épreuve.

Quand on vit au niveau socioculturel, on donne pour recevoir.  On donne de son temps, de son énergie, de son argent, dans le but de recevoir ce que nous croyons nécessaire ou désirons.  Si l'on ne reçoit pas ce qui nous semble équivaloir à ce que nous avons donné, on s'estime inefficace, malheureux.  On cherche à recevoir plus que ce que l'on a donné.  Par contre, la loi spirituelle dit que nous recevons pour pouvoir donner.C'est l'opposé du désir qu'ont la plupart d'entre nous, de recevoir et de posséder. Si nous voulons vivre spirituellement dans les conditions actuelles du monde et si nous voulons être efficaces dans notre service, il est nécessaire d’œuvrer de telle sorte que nous recevions assez pour pouvoir augmenter ce que nous donnons ; mais on veut alors recevoir ou acquérir dans le but de donner et non de posséder.

Aussi longtemps que nous nous intéressons d'abord à ce que nous recevons, nous n'évoluons pas spirituellement. L'égoÏste ne pense qu'à ce qu'il veut, à ce qu'il peut avoir. S'il est civilisé, il peut se demander si la valeur de ce qu'il reçoit équivaut à ce qu'il a donné. Mais il veut aussi donner ce qui équivaut à ce qu'il a reçu.

Quand on devient aspirant spirituel, on veut vivre en fonction d'un don de soi.  Tout d'abord avec hésitation, prudemment, on donne selon des intentions qui ne sont pas entièrement pures ; mais on donne et on veut donner. On est même prêt à donner plus qu'on ne reçoit.

On peut cependant atteindre un niveau encore supérieur de conscience, quand on oublie ce qu'on a donné, sans désir de récompense. Il n'y a plus d'idée de "moi" et "mien".  Reste seulement une efficacité éveillée dans le service.  On est devenu transpersonnel, un canal non obstrué par lequel peut s'écouler la lumière nécessaire, vers ceux qui l'attendent.

 

Alexander Ruperti

Juin 1986, Juriens

 

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